Dans ces deux essais, la notion de grammaire des espèces est mise à l'épreuve dans l'usage qu'en fait le cinéma. Le propre du cinéma, comme art et technique, est de travailler en premier lieu sur la mise en visibilité des sujets humains en tant que corps. Ici surgit d'emblée l'enjeu des phénotypes, c'est-à-dire de la relation qui s'établit dans le champ du visuel et de l'observable entre un corps singulier, un groupe de corps humains, et une catégorie. La grammaire des espèces, au cinéma, c'est le mode d'épinglage, de classification et de hiérarchisation des sujets-corps selon leurs propriétés phénotypiques : la présentation d'un corps sur le mode propre à le faire apparaître comme ce qu'il est supposé être. Cette opération a des conséquences lourdes et irréversibles. Les logiques de la grammaire des espèces et l'esprit de la démocratie moderne ne font pas bon ménage. Comment le cinéma se fraie-t-il un chemin entre les premières et le second ? Telle est l'interrogation au coeur de cet ouvrage.
Un certain XIXe siècle intellectuel et philosophique s'est obstiné dans l'exhortation « Désanimalisez la politique ! Extrayons-nous hors de ce cercle maudit où l'adversaire est un ennemi, un féroce un tigre, un loup ! ». Parcourant Hugo, Renan mais aussi Marx et les discours tourmentés qui arpentent les champs de ruines de juin 1848 ou les transes de l'affaire Dreyfus, Alain Brossat relate cet intense travail sur le discours politique où sont à l'oeuvre tous les reconditionnements : celui qui conduit du temps des révolutions à l'épreuve de la guerre intérieure suspendue (la démocratie instituée) ; celui qui mène du registre traditionnel où l'Autre politique est bête sauvage au mode prétotalitaire où il devient rat, bacille, pou agent de toutes les contagions et épidémies. La deuxième partie expose comment l'humanisation de la politique rend difficile de considérer l'adversaire, voire l'ennemi, comme « brute », comme monstre animal déshumanisé. Il en découle une difficulté permanente à faire face à des figures ou à des phénomènes confrontant les vivants à l'épreuve de la limite, de l'excès absolu, de l'inhumain. Ce problème, nous n'en finissons pas de le rencontrer à propos du criminel contre l'humanité et de son pâle rejeton le négationniste et aussi du terroriste, du génocidaire en Bosnie, au Rwanda, en Algérie... Comment le discours politique qui a exclu le partage entre figures bestiales et figures humaines peut-il faire face au retour de la barbarie humaine ? Comment se passer du nom de monstre politique ? Questions posées par une actualité toujours plus accablante.
Dans la réflexion qu'ils engagent ici, les deux auteurs s'interrogent sur les possibles du cinéma, et sur la relation que les images entretiennent avec la politique et l'histoire. Comment se fabrique la mémoire ? Comment appréhender les archives ? Comment remonter le temps, aux sens historique et cinématographique du terme ?
Jean-Gabriel Périot, cinéaste, et Alain Brossat, professeur de philosophie, ont travaillé pendant des années, sans se connaître, sur des sujets communs : les femmes tondues à la Libération, l'univers carcéral, la violence politique, le désastre nucléaire...
Dans la réflexion qu'ils engagent ici, ils s'interrogent sur la relation que les images entretiennent avec la politique et l'histoire. Comment se fabrique la mémoire ? Comment appréhender les archives ? Comment remonter le temps, au sens historique et cinématographique du terme ?
Ces conversations s'appuient sur les expériences, et les expérimentations, de Jean-Gabriel Périot. Aiguillonné par les observations d'Alain Brossat, il explique comment il confectionne ses " tracts cinématographiques ", comment il a travaillé avec les détenus d'une prison d'Orléans, comment il a monté les films inédits des militants de la Fraction armée rouge (RAF) ou encore comment il a remonté les images d'une apocalypse nucléaire, en commençant... par la fin.
Mettant en regard ces expériences avec celles d'autres cinéastes, célèbres ou non, ce dialogue offre une réflexion inédite sur le travail cinématographique et pose en termes nouveaux la question de la puissance - et de l'impuissance - de l'écriture et de l'image.
Qu'est-ce qui rend si singulier le cinéma de Bruno Dumont ? Qu'il ait migré de la philosophie au cinéma, créant ainsi un trouble entre les « genres » et à propos de la réelle fonction du cinéma ? Ou bien est-ce le fait que ses films oscillent entre animalité et grâce ? En tout cas, la particularité de ce cinéaste tient à ce qu'il construit une oeuvre, perpétuant la tradition d'un cinéma d'auteur qui est aujourd'hui bien perdue. La conquête de la vérité sur la vie des hommes passe chez lui par une réappropriation de la langue. Les articles qui composent cet ouvrage ont été rédigés par des spécialistes de Bruno Dumont, qui ont en commun de penser que son cinéma nous rend meilleurs en nous donnant à sentir et penser.