Jacques Derrida est sans contredit le philosophe qui s'est le plus passionné pour la littérature, sous toutes ses formes (impossibles à formaliser) et en tous genres (impossibles à assigner). Dès les commencements de son oeuvre philosophique, il s'est non seulement engagé à penser la question de l'écriture en tant qu'elle avait toujours été marginalisée et abaissée dans la tradition occidentale, il s'est aussi inlassablement tourné vers la littérature pour élaborer ses propres questions touchant le secret, le témoignage, la promesse, le mensonge, le pardon et le parjure, pour en nommer quelques-unes.
À la littérature, on ne saurait imposer, selon Derrida, des règles, des prescriptions ou des fonctions. Les essais réunis ici s'emploient à examiner plusieurs des propositions du philosophe au sujet de la « littérature sans condition », à commencer par celles qui concernent la souveraineté poétique et qui relient, de manière indissociable, la littérature comme « droit de tout dire » à la démocratie (à venir). Derrida insiste en effet sur la « puissance » du « principe » littéraire, qui permet à la littérature de s'affranchir en interrogeant ses propres règles, voire la loi même, dans une performativité sans précédent.
L'expérience littéraire s'avère aussi le lieu par excellence pour expérimenter toutes les modalités de la représentation et de la délégation sur lesquelles se fonde la démocratie. La littérature est ainsi associée pour Derrida à une certaine (ir)responsabilité, à une manière singulière de penser la question de l'éthique en la dégageant de toute morale et de toute instrumentalisation et, il va sans dire, de tout préjugé. S'appuyant sur Kafka, Bartleby et Abraham, Derrida souligne avec force l'importance que cette question d'une éthique autre revêt pour lui et il n'hésite pas à donner une préséance - préférence encore - à la littérature en ce qu'elle s'avance vers la loi pour en comprendre l'origine. De manière significative, il place la question de l'invention poétique et du langage - de ce qu'il appelle l'idiome, irréductible à toute traduction - au coeur de sa réflexion au sujet de la différence sexuelle et de l'hospitalité.
C'est à cette passion de Derrida pour la littérature que sont consacrés les essais réunis dans cet ouvrage.
Prenant pour point de départ le séminaire inédit « Le parjure et le pardon » de Jacques Derrida, cet essai propose une lecture des trois séances qu'il a données à l'École des hautes études en sciences sociales, à Paris, en 1998- 1999. Après avoir rappelé les principales apories du pardon élaborées par le philosophe, Ginette Michaud souligne les implications performatives de ce geste d'« offrande oblique » du point de vue du témoignage poétique auquel le pardon doit se mesurer, ainsi que l'importance des enjeux de traduction à l'endroit de l'idiome du pardon. Elle analyse en profondeur la question de la différence sexuelle et du genre dont Derrida a traité en s'attachant non seulement à la question spécifique du viol, mais également à celle du témoignage et, au-delà, à la violence extrême, la « pire violence ».
Ce séminaire ouvre aussi de nouvelles perspectives sur le texte testamentaire de Jacques Derrida du 16 août 2004, où il accorde une place déterminante à la parole des femmes - de Sarah Kofman et Antjie Krog en passant par celles qui ont témoigné devant la Commission Vérité et Réconciliation jusqu'à la figure de la Justice aux yeux bandés de la cathédrale de Strasbourg - pour penser autrement la question du pardon.
Depuis la parution de Voiles en 1998, qui a réuni dans un même ouvrage « Savoir » d'Hélène Cixous et « Un ver à soie » de Jacques Derrida, donnant ainsi lieu à une première contresignature explicite entre l'écrivain et le philosophe, de multiples entrecroisements se sont produits entre leurs oeuvres. Au-delà d'un simple repérage thématique et formel, cet essai interroge ce qui fait événement d'écriture et de pensée entre ces deux oeuvres appelées par la « Toute-puissance-autre » de la littérature. À partir des textes qui témoignent des nombreux échanges entre Derrida et Cixous, deux lecteurs se lisant l'un l'autre, on suit ici à la trace quelques-uns des traits les plus caractéristiques et singuliers de chaque lecteur/lectrice, de « Fourmis » à Genèses, généalogies, genres et le génie, en passant par H. C. pour la vie, c'est à dire..., du côté de Derrida, et par le Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif, Insister. À Jacques Derrida et Hyperrêve, du côté de Cixous. Le second volume, « Comme en rêve... », est pour sa part consacré aux oneirographies de Jacques Derrida et d'Hélène Cixous. Dans ces scènes d'hyperlecture, les grandes questions du rêve, de la puissance de la fiction et du phantasme, de même que le débat autour de « la vie la mort » se trouvent constamment convoqués et relancés. Entre Hélène Cixous et Jacques Derrida, il s'agit désormais, plus que jamais d'apprendre à lire « depuis la vie de Jacques Derrida », comme le dit bien son amie.
Pédagogie, éducation, psychiatrie, psychanalyse... des Écoles aux pratiques, s'étend un champ où la certitude du savoir ne peut servir de boussole. L'école buissonnière est une nécessité pour qui veut décentrer son approche, rencontrer et écouter les enfants, les fous, les marginaux de tout bord. Écouter, cependant, ne suffit pas, il faut dessiner sur ce chemin des lieux et des espaces de communication qui questionnent la rigidité institutionnelle des Écoles. C'est ce que savaient tous les précurseurs auxquels ce livre rend hommage, des colonies de Makarenko à la grande cordée de Deligny, de Summerhill aux clubs d'enfants ou d'adultes à l'hôpital psychiatrique, une même volonté libertaire est à l'oeuvre qui tente de déjouer les pièges du conformisme social. On sait, depuis Freud, que la psychanalyse n'a pas vocation éducatrice, qu'elle est une méthode pour que se dise le désir et qu'il émerge du piège de l'institutionnel. Ainsi, les textes regroupés dans ce recueil jalonnent-ils le parcours de l'auteur, écolière toujours en rupture d'école qui préfère ignorer qu'elle rythme le bruit de ses pas.
Laborde n'est pas une utopie, ni seulement un « établissement » de soins pour malades mentaux : c'est un lieu où se pratique la « psychothérapie institutionnelle » depuis 1953. Mais pour que le lieu s'accorde à l'« institution », il faut plus que la bonne volonté (même antipsychiatrique) des « soignants » et la présence des « soignés ». Le pari théorique est aussi nécessaire : « j'ai voulu montrer, dans ce texte, que la définition du concept d'institution devait, pour garder une valeur particulière être une définition fonctionnelle, que l'institution était un système de médiation en vue d'assurer un échange inter-humain et cela pour que la société où cet échange trouve place puisse « fonctionner » en satisfaisant à cette exigence de la culture ». Historique, théorique, militant : n'est-ce pas trop pour un seul texte ? Non... si on comprend que cet écrit est fait de ce tissu multiple qui est celui de toutes les réalités fragiles auxquelles on tient. Parier : c'est un acte qui exige la constance d'un désir qui doit avoir pour expression privilégiée l'affirmation. « Laborde se prépare à lutter ou à disparaître, à moins que tous ceux pour qui ce lieu a compté agissent pour le défendre. D'où ce livre, 20 ans après, acte militant, pari nécessaire... lui aussi ».
Ce travail qui se veut didactique s'adresse à tous ceux - psychanalystes compris - qui sont confrontés à cette « relation d'inconnu » propre aux psychoses et aux schizophrénies. Il expose une théorie qui donne un espoir de traitement efficace pour une maladie qui jusque-là était considérée comme chronique et sans possibilité de guérison. Ginette Michaud, psychiatre, psychanalyste (Paris)
Le numéro hivernal de la revue Spirale propose une « Traversée intempestive » de ces archives des 40 dernières années. Six textes initialement publiés entre 2002 et 2014 sont regroupés dans ce dossier qui cherche à dégager quelques lignes de force théoriques, à mettre de l'avant le parcours dans lequel s'inscrit la revue. Relisez Ginette Michaud (2009), Pierre l'Hérault (2005), Mathieu Arsenault (2006), Michaël La Chance (2002), Catherine Mavrikakis (2014) et Nicolas Lévesque (2007). Le numéro comprend aussi une critique de la critique au théâtre, une carte blanche de Gabrielle Giasson-Dulude et plusieurs essais sur des ouvrages récemment parus (poésie, essais, romans). Lisez également des critiques du film La femme de mon frère de Monia Chokri et des pièces de théâtre La Meute de Catherine-Anne Toupin, Le brasier de David Paquet, Ombre Eurydice parle d'Elfriede Jelinek et un portfolio de Clément de Gaulejac.
Il y avait très longtemps que le comité de rédaction de Spirale n'avait pas proposé de dossier. Le pluriel Insurrections signe ce retour. S'éloignant de la dimension macroscopique du concept afin de rejoindre les particularités des expériences qui touchent les vies minuscules, il était important pour Spirale d'insister sur la pluralité et la diversité du phénomène insurrectionnel, non pas pour le réduire aux affairements des individus plutôt qu'à la grande agitation collective, mais pour en marquer l'aspect continu et total dans la vie ordinaire, pour en pointer même la nécessité intime. Le titre Insurrections attirera immanquablement l'oeil. Il ne faudrait pas voir son traitement parfois indirect dans le dossier comme une désinvolture : les collaborateurs de ce numéro croient fermement que les soulèvements, les émeutes et les révoltes sourdent des livres, des films et des essais qu'ils ont lus, non pas comme des insurrections en puissance en attente d'actualisation mais des insurrections déjà en train de se faire.
Le jeune penseur québécois Pierre-Alexandre Fradet et l'écrivain français Tristan Garcia nous introduisent, avec ce dossier, dans la pensée du monde sans sujet, sans humain du « réalisme spéculatif ». Plus qu'un mouvement embryonnaire, ce mouvement dépasse aujourd'hui les frontières de la philosophie et s'exprime dans les domaines les plus variés: la politique, l'art, l'écologie, l'informatique. On évoque ici les noms de ses fondateurs Quentin Meillassoux, Graham Harman, Ray Brassier et Iain Hamilton Grant, mais aussi celui Bruno Latour, dont l'Actor-Neork Theory. Ce dossier inclut un article essentiel d'Érik Bordeleau sur la fulgurante mise en scène «hyperstitionnelle» qui a bouleversé l'imaginaire de la pensée spéculative contemporaine: Cyclonopedia du philosophe iranien, Reza Negarestani.
La censure est violente et elle frappe partout. Outre le fanatisme dans sa version la plus sanglante, tout près de nous les réseaux sociaux relaient tous les jours des cas de censure que nous n'aurions pas imaginé il y a quelques années. Mais si le sexe et le blasphème sont toujours en ligne de mire de la censure religieuse, une autre censure, bien-pensante celle-là, prend le relais et induit, au nom du respect de la foi de chacun, un recul des liberté de tous. Dans son dossier thématique consacré aux "nouveaux" enjeux de la censure, Spirale évoque des livres d'horizons différents, pas seulement ceux issus des suites des attentats à Charlie Hebdo, mais d'autres qui interrogent le droit, l'histoire, les sciences humaines, la littérature et qui, à défaut de donner des réponses, réaffirment avec force que toutes les questions sont bonnes à poser. Hors dossier, un superbe portfolio de l'artiste montréalaise d'origine vietnamienne Jacqueline Hoang Nguyen, des compte-rendus de Ninfa Fluida de Georges Didi-Huberman, 666 Friedrich Nietzsche de Victor-Lévy Beaulieu et Six degrés de liberté de Nicolas Dickner, entre autres.
Peut-on choisir ses formes de vie ? Telle est la question au coeur du dossier du numéro estival de Spirale. Manières d'agir et d'être communes à des individus, les gestes banals que nous faisons quotidiennement sans réaliser que nous les faisons tous en même temps, voilà ce qu'interrogent les auteurs de ce dossier en se penchant sur des récits, essais et pièces de théâtre « [qui] questionnent notre capacité d'avoir prise sur les séries de gestes que nous posons tous les jours ». Pour la chronique « Afterpop », Antonio Dominguez Leiva parle de l'empire du même, de la sérialisation, de la répétition et autre itération, au cinéma et ailleurs. Le portfolio, signé par Sonia Pelletier, présente quant à lui l'artiste interdisciplinaire Helena Martin Franco dont le travail se décline à travers l'art action, la fabrication d'objet et l'art numérique. Son oeuvre Autel-corps immaculé II illustre la couverture du numéro.
Le dossier « Solitudes » du numéro hivernal de Spirale a d'abord été imaginé par Louis-Daniel Godin et Laurence Pelletier, pour « traiter de la solitude sous l'angle d'une enquête philosophique et esthétique », mais la pandémie de Covid-19 les a vite rattrapés. C'est donc à partir « de la contrainte de cette solitude forcée » que le présent dossier a pris forme. Sans porter directement sur les réalités engendrées par la pandémie actuelle, les textes qu'il réunit témoignent de manière oblique de la solitude des derniers mois, qu'il nous faudra désormais mettre au pluriel tant sont riches, complexes et diverses les expériences qui l'ont façonnée. Ce numéro contient également une nouvelle rubrique « Psychanalyse du présent », signée par Nicolas Lévesque et Ginette Michaud, un portfolio conçu par Sophie Jodoin (visuels) et Céline Huyghebaert (texte), et les critiques d'Isabelle Décarie, Marilyne Lamer, Rebecca Leclerc, Sherry Simon, Pierre Popovic, Laurence Perron, Martin Hervé, Camille Toffoli, Khalil Khalsi, Clément Willer et Thomas Carrier Lafleur. (source : Spirale)
Le numéro d'automne de la revue Spirale propose entre autres un dossier sur le temps du rétro; un portfolio signée Gabrielle Desgagné-Duclos de L'orchestre d'hommes-orchestres un collectif fondé à Québec, oeuvrant depuis 2002 à la croisée de la musique, des arts visuels et des arts vivants; un entretien de Ralph Elawani avec The Residents, groupe d'artistes rompu aux pastiches et aux canulars depuis 1972, autour de leur roman noir The Brickeaters et un retour par Annie Lafleur sur les 9e Rencontres internationales de la photographie en Gaspésie. Dans le dossier, il est question de nostalgie, de vintage, d'analogique, bref, d'une forme de retour esthétique, d'un intérêt pour des modes, des styles, des formes de vie passée. Les collaborateur.trice.s se penchent sur la renaissance de l'analogique, le rétrogaming, les séries télés exploitant la fibre nostalgique comme Stranger Things ou Mad Men ou encore la figure de l'acteur vieillissant dans les récents Star Wars, Bladerunner 2049 ou encore Terminator Genisys.
Jacques Poulin occupe une place à part - haute et discrète - dans l'institution littéraire québécoise. Ses romans, surtout Jimmy (1969), Les Grandes Marées (1978) et Volkswagen Blues (1984), ont été salués, couronnés. On l'a comparé à Hemingway, à Salinger, à Brautigan, à Vonnegut. Il admire aussi Gabrielle Roy et Réjean Ducharme. Jacques Poulin a-t-il écrit, va-t-il écrire « le grand roman américain » du Québec? Ses héros voyagent à la fois dans l'espace (la mer, la route, la piste, l'île et le continent), dans l'histoire (leurs histoires), dans l'écriture. Traducteurs, adaptateurs, liseurs et lecteurs, écrivants et écrivains, ils se mesurent à leur environnement, à tous les signes, mais d'abord et finalement à eux-mêmes.
À la croisée de la littérature, de la philosophie, de l'esthétique et des Visual Studies, ce dossier aborde la question des arts du point de vue de la déconstruction, à partir des travaux de Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Hélène Cixous et Georges Didi-Huberman. Il explore plus précisément l'ekphrasis et les nouvelles poétiques que cette figure suscite dans les oeuvres de ces philosophes et écrivains. Chez chacun des auteurs, il s'agit moins d'écrire « sur » l'oeuvre d'art que d'aller à la rencontre de ce qui, en elle, récuse toute appropriation ou traduction. Comment dès lors en parler ? Cette interrogation conduit à des approches multiples et singulières, voire idiomatiques, et permet de mesurer l'apport des concepts issus de la déconstruction, sa critique de l'appareil optique, de la représentation et de la visibilité/invisibilité, de l'image. En soulignant les enjeux esthétiques, philosophiques et éthiques engagés pour ces penseurs par l'oeuvre d'art, ce numéro met ainsi en relief leurs axiomes les plus inventifs dans un champ qui ne fut jamais confiné pour eux dans la désignation ancienne des « beaux-arts », mais bien toujours saisi comme le lieu mouvant d'une véritable pensée, d'un « penser voir » autrement.
Dès son ouverture avec De la grammatologie, l'oeuvre de Jacques Derrida aura imprimé un déplacement décisif à la question de la lecture. Bien au-delà de la seule « déconstruction » de ses conventions et règles, la lecture selon Derrida en appelle à une autre expérience, à une responsabilité accrue, acte d'hospitalité inséparable d'une invention poétique. Les collaborateurs de cette livraison ont voulu témoigner à leur tour de la portée - philosophique, littéraire, politique - de ce travail de lecture et du rapport à l'autre qu'il met en oeuvre.
Texte-phare de la culture québécoise, Refus global demeure toujours aujourd'hui un geste d'éclat dont le sens est à déchiffrer. Moins commémorative que critique, cette livraison souligne le dynamisme du mouvement automatiste, manifeste tant dans ses relations au surréalisme, ses représentations et figures littéraires que dans l'exploration multidisciplinaire pratiquée par ses membres, ou, sur un autre plan, dans les relations ambivalentes, les tensions et dissensions qui avaient cours dans le groupe, moins homogène que son mythe ne l'a voulu. Des documents inédits des signataires du manifeste permettent de saisir sur le vif le bouillonnement des idées, l'urgence de l'action et le « ferment de liberté » qui se sont cristallisés dans l'automatisme.
Au moment où les frontières géopolitiques du monde tel que nous l'avions connu sont en train de se redéfinir, plus que jamais les seules vraies patries apparaissent, selon le mot de l'écrivain Salman Rushdie, résolument imaginaires. La catégorie du national, la notion de communauté imaginaire, les fictions de l'identitaire et autres épreuves de l'étranger se sont récemment imposées à notre réflexion critique. Croisant plusieurs approches (psychanalyse, philosophie, analyse du discours social, etc.), les collaborateurs de ce numéro interrogent le politique à l'oeuvre dans l'oeuvre, au moment de sa transformation. Comment l'écrivain se lie-t-il à ce sujet de la Nation, jusqu'à en faire sa chose ou à s'en faire le jouet, mauvais objet qui lui colle à la peau, qui parasite sa pensée et sa langue, qui affecte d'un trouble jusqu'à sa faculté d'expression ? Selon quelles figures, quelles images, quelles stratégies narratives ? Voilà quelques-unes des questions qui nous ont retenus ici.
Les recherches récentes sur les relations entre la littérature et les arts, après s'être penchées sur l'impossibilité d'une correspondance véritable entre le visible et le lisible, semblent s'être intéressées tout dernièrement aux manières de détourner ces différentes apories. Plutôt que de vouloir poursuivre dans cette voie, nous avons voulu, avec ce numéro, nous placer dans un en-deçà de la théorisation, au plus près d'une certaine expérience du contact, plus proches de la scène où se nouent les liens entre la littérature et les arts, au moment singulier, fantasmé et fictif du toucher, du point de friction, devant les toiles, face aux photographies et aux sculptures, de plain-pied dans l'atelier. Nous avons voulu nous exposer à cette question qui prend ici de nombreuses tournures et nous avons convié les participants de ce numéro à explorer ce contact, dans ce que le mot a de plus corporel, dans ce qu'il a aussi de plus violent, d'imprévu, d'éprouvant, de spectral et d'imaginaire. Sans vouloir nier l'idée d'une rupture entre le visible et le lisible, cette question aura été moins importante que le pari de mettre au jour les possibles d'une telle rencontre.
Comme le rappelait Judith Schlanger dans La Mémoire des oeuvres, la scène lettrée est avant tout « le règne du particulier, et la situation culturelle est, très profondément, une situation nominaliste ». S'il est vrai que la théorie, en littérature, joue toujours en définitive du particulier au particulier, de cas en cas, d'exemple en exemple, le lecteur sera aisément convaincu par le côtoiement des noms propres et des objets d'étude éminemment singuliers présentés dans ce numéro.
Dans l'esprit des numéros « Variétés » et « Lectures », Études françaises accueille dans cette livraison un ensemble de lectures, librement assemblées, selon sa politique éditoriale d'ouverture déjà mise en oeuvre depuis quelques années.
De quoi ferait rêver la dernière page d'un livre sinon de recommencements ? Proust et Joyce, à ce point de vue, demeurent des maîtres. Lecteurs d'eux-mêmes ayant absorbé la tradition littéraire puis le savoir encyclopédique de leur temps, l'un et l'autre engagés dans un prodigieux work in progress, ils avaient compris que leur expérience de la lecture et de l'écriture était un lieu synaptique.