De situations cocasses ou tendres à la stupéfaction et à l'émerveillement devant cet être étrange et fragile, vorace et bruyant, dont les besoins impérieux structurent le quotidien en courtes tranches de temps, le livre comme la pièce réparent une injustice qui fait du bébé l'objet de très nombreux discours sans qu'il le soit jamais de la littérature. La mère et le bébé, l'auteure et son sujet, l'interprète et son texte... La légèreté et la drôlerie se doublent ici d'une sourde inquiétude intime : « J'écris pour éloigner de mon fils les spectres, pour qu'ils ne me le prennent pas : pour témoigner de sa beauté, de sa drôlerie, de sa magnificence ; pour l'inscrire dans la vie comme on signe une promesse. »
« Je m'appelle Anna Livia » est le récit âpre, tendu entre noir et lumière telle une tragédie grecque, de l'irracontable, l'inceste. Deux voix - celle d'une femme depuis longtemps partie du domaine, la mère d'Elisabeta, qui questionne ; celle du serviteur Josefino qui revit la découverte, un matin, du corps suicidé de son maître -, et un silence hanté : « Ainsi c'était déjà là. C'était là avant que de se faire. Comme dérivant à la surface d'un rêve obscur. Avant même qu'elle ait pu penser. Un jour peut-être. » Sa mère l'appelle, par-delà la violence de sa propre histoire : celle d'une fille de la basse ville « achetée » par un riche propriétaire, et, sans un mot, arrachée à son enfance. Alors s'écrit ce qui n'a pu être dit ni pensé : « Son père, il est tout ce qu'elle sait et tout ce qu'elle possède, dans l'insondable nostalgie jamais apaisée du temps d'avant, de ce temps mystérieux, enfoui au plus profond, où elle vivait en quelqu'un d'autre, le temps de l'unité maintenant perdue. »
(Je m'appelle Anna Livia, Grasset, 1979, Gallimard, 1991)
Théa se lève au petit jour afin de surprendre sa mère galopant sur la plage, seule façon d'entretenir, avec celle dont l'amour est trop partagé, un lien secret. Elle court, la nuit, saboter le sémaphore, afin de provoquer le naufrage, sur le récif de corail, du bateau qui doit emmener son amie Isabelle loin de Nouméa, l'arrachant à elle. Dans le milieu colonial de Nouvelle-Calédonie des années 1950, où règnent conformisme et intrigue, une petite fille, fascinée par la sensualité trouble du monde adulte, découvre la sexualité.
"Elle pense au long ruban de sable, à la plage qui reste déserte... Elle entend bientôt les bruits légers, familiers qu'elle guettait, en vain, ces derniers jours. Elle s'approche sans bruit de la fenêtre et aperçoit, entre les jalousies, la silhouette furtive de sa mère. En tenue de cheval, bottes à la main, cheveux dénoués, Marie traverse sans bruit le jardin et se dirige vers la quatre-chevaux qu'elle a pris soin de garer, hier, juste au sommet du chemin. La porte refermée ne claque pas et bientôt la voiture, en roue libre, s'ébranle doucement et disparaît dans le premier tournant de la colline.
Théa peut enfin se recoucher et fermer les yeux."
M.-F. P.
Le Bal du gouverneur, Marie-France Pisier, Grasset, 1984
« Je sens en moi une trame douce, vibrante, un battement d'ailes tremblant au repos, retenant son souffle. Quand je serai vraiment capable de peindre, je peindrai ça. » Lorsqu'elle écrivit ces mots, Paula Modersohn-Becker (1876-1907) n'était pas encore une artiste, mais une jeune femme aspirant à le devenir. Bien consciente des limites qui l'entravaient encore, mais résolue à ne pas céder sur son dessein (...). C'est cette obsession de la vérité qui a frappé Marie Darrieussecq la première fois qu'elle s'est trouvée face à un tableau de l'artiste allemande : sur la toile figurent une mère et son enfant qui « se câlinent du bout du nez », et dans cette scène de tendresse, « ni mièvrerie, ni sainteté, ni érotisme : une autre volupté. Immense. Une autre force. Tout ce que je savais en regardant cette toile, c'est que je n'avais jamais rien vu de tel ».
Autant qu'un récit biographique, nourri des lettres et des écrits personnels de Paula M. Becker - morte à 31 ans, dix-huit jours après avoir donné naissance à sa fille, Mathilde -, c'est une réflexion sur son geste esthétique que mène Marie Darrieussecq dans cet opus précis, épuré, profond. Une interrogation sur la nouveauté et le secret de l'intensité de cette peinture sans ombre ni perspective, centrée sur le motif féminin, à laquelle s'est vouée celle qui fut par ailleurs l'amie de Rilke et de son épouse, la sculptrice Clara Westhoff ». Nathalie Crom, Télérama, 12 avril 2016.
Marie Darrieussecq a contribué à l'exposition consacrée à Paula Modersohn-Becker par le Musée d'Art moderne de la Ville de Paris (avril-août 2016). Première du genre, celle-ci a rassemblé une centaine de tableaux ainsi que des carnets et lettres de l'artiste. Elle a mis en valeur l'importance de Paris dans la vie et la formation de la jeune Allemande, qui y a rencontré les plus grands : Rodin, Cézanne, Gauguin, le Douanier Rousseau, Picasso, Matisse.
« Dans ce pays où la raison et les coutumes régissent tout, les villageois les plus censés semblent soumis à la présence de forces irrésistibles. Si Claire avait vécu loin de la forêt - loin du pouvoir étrange des forêts - son destin aurait-il été différent prise entre deux hommes et deux désirs ? » M.D.
« Je n'ai pas été élevée dans l'idée de la révolte. Mais ma famille était peut-être légèrement différente des familles locales. Le mot révolte, d'ailleurs, est fort. Si je n'ai pas épousé le garçon qui m'était, de toute évidence, destiné, ce n'était pas par esprit de rébellion. Il me semble aujourd'hui encore que ce refus était un acte, le simple acte de choisir ; disons alors : un acte d'amour. Mais les gens d'ici ne l'ont sans doute pas interprété de cette façon. » M.D.