Un extraordinaire paradoxe caractérise notre époque.
D'une part, jamais la connaissance du passé n'a été aussi faible, aussi dévalorisée, y compris par les gouvernements : en témoignent le lieu commun selon lequel la connaissance du passé ne sert à rien dans une société moderne, le dégraissement progressif des programmes scolaires en histoire.
Mais, d'autre part, jamais le passé n'a été autant investi symboliquement. Depuis une vingtaine d'années, cet investissement était surtout le fait des pouvoirs publics, sans oublier la vigilance extrême avec laquelle les régimes autoritaires, de la Chine à la Russie en passant par la Turquie ou la Hongrie, etc., cherchent à contrôler la mémoire publique. Mais depuis quelques années, avec le phénomène de la cancel culture et du wokisme, cet investissement vient de la société elle-même. Le débat fait rage depuis lors, entre deux minorités : celle des militants qui veulent tout changer, celle des gens de pouvoir, naturellement conservateurs. Les polémiques fleurissent, les noms d'oiseaux aussi, à proportion de l'ignorance.
Pierre Vesperini cherche à comprendre ce que signifie le mouvement de la cancel culture, les questions qu'il nous pose, et nous propose des solutions. Comme à son habitude, il travaille à partir de l'expérience historique concrète, et non de préjugés idéologiques ou d'abstractions théoriques. Le livre est donc constitué de trois enquêtes très précises, qui permettent d'aborder avec toute la clarté et la lucidité requise trois questions générales brûlantes aujourd'hui :Celle de la mémoire historique, à propos des statues qu'on déboulonne ou des noms qu'on supprime des institutions, monuments, etc.Celle de la culture esthétique (littérature, art, musique, etc.), à propos de la présence grandissante des trigger warnings ;Celle de la place de l'Antiquité classique aujourd'hui, à propos de la fin de l'enseignement obligatoire du latin et du grec au département de Classics de Princeton.
De Lucrèce on croit tout savoir : un éclair, le De rerum natura, qui troua la nuit où sombrait la République romaine, entre guerres civiles et religions à mystères, portant la bonne nouvelle du rationalisme grec et de l'hédonisme épicurien. Puis l'oubli, au Moyen Âge. Oubli délibéré de la part du christianisme triomphant, désireux d'étouffer toute dissidence. La redécouverte enfin, par les humanistes qui, en imposant l'oeuvre malgré tous les interdits, feront naître le monde moderne.
Mais tout cela n'est que mythes. Mythe du poète hors des normes de son temps, mythe d'un Moyen Âge obscur, mythe de l'humaniste éclairé parti seul sur les routes à la redécouverte d'un passé disparu. Pierre Vesperini plonge à même les sources, antiques, médiévales et modernes, et déjoue le filtre de l'historiographie dominante. Dénouant un à un les fils de l'histoire supposée des origines de notre modernité, il éclaire de manière fascinante l'apport de l'héritage antique à notre culture européenne.
Marc Aurèle est aujourd'hui considéré comme un philosophe stoïcien à part entière, au même titre que Sénèque ou Épictète. Pierre Vesperini remet ici en cause cette «opinion commune» à partir d'un nouvel examen des écrits de l'auteur, notamment de passages souvent ignorés, croisés avec toutes les autres sources, exceptionnellement nombreuses, dont nous disposons à son propos. Conformément à une pratique courante dans l'Antiquité, Marc Aurèle utilise les «discours philosophiques» pour «rester droit», lorsque l'âme est ébranlée par les affects produits par le monde extérieur ou par le déséquilibre des humeurs, notamment de l'humeur mélancolique. Par ailleurs, l'auteur montre combien l'éthique ancienne est éloignée des conceptions de Pierre Hadot et de Michel Foucault. Le «soi» visé par les pratiques éthiques n'est pas un «soi» intérieur, mais un «soi» tout extérieur, entièrement soucieux du regard des autres, et de donner la plus belle image possible. La «droiture» ne consiste pas en l'adoption d'un «mode de vie» spécifique, mais au contraire en l'adoption d'un mode de vie le plus conforme possible aux attentes sociales, en fonction du statut de chacun. Enfin, l'éthique philosophique n'est jamais coupée du religieux, dans la mesure où «bien vivre», c'est «vivre avec les dieux».
Chacun croit savoir, pour l'avoir appris à l'école, ce qu'était la philosophie antique : la naissance de la Raison, avec la critique du mythe et de la religion ; l'invention de l'éthique, avec le « souci de soi » et les « exercices spirituels » ; et bien sûr une galerie de bustes blancs vénérables : Socrate, Platon, Aristote, etc.
Pierre Vesperini propose de mettre en suspens ce « grand récit », et d'aller directement aux sources, en leur posant une question simple : qu'appelait-on philosophia dans l'Antiquité ? Tout d'un coup, le musée laisse place à un territoire luxuriant de couleurs et d'histoires, où le familier retrouve son étrangeté, où l'inconnu fait son entrée.
L'histoire ici, loin de s'opposer à la philosophie, la déplace. Car en proposant une reconstitution de l'expérience antique de la philosophia, du « temps des sages » à la christianisation, l'auteur invite aussi à prendre conscience de ce qui a été perdu, pour inventer d'autres façons de concevoir le savoir et la pensée.